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Femme-salade, homme-burger : le genre s’invite dans les assiettes

Femme-salade, homme-burger : le genre s’invite dans les assiettes

Auteurice Iris Bouillet, 24 janvier 2017

Dame Nature a-t-elle volontairement attribué un goût carnivore aux hommes et une préférence verte aux femmes ou une explication sociologique permet-elle de déchiffrer une consommation statistiquement différenciée ?

A l’heure où le végéta*isme gagne toujours plus en visibilité, qu’en est-il des différences entre hommes et femmes en termes de consommation carnée ? Les statistiques le démontrent, les uns mangent plus de viande, tandis que les unes se tournent plus facilement vers de la nourriture  plus verte et plus saine. Alors que des théories désuètes tentent de justifier cette différence par un fait de nature, elle peut pourtant être expliquée par un fait social et surtout genré. Deux précisions s’imposent toutefois en nota bene. Premièrement, le genre étant un dispositif qui fabrique de l’inégalité à tous les étages, il se retrouve partout et dans tous les domaines. Toutefois,  force est de rappeler que la présence d’autres facteurs socioculturels tels que le niveau de vie ou la différence d’âge, peuvent influencer sur le sujet traité.

Si les images du passé où l’homme de Cro-Magnon partant, sagaie à la main, chasser la grosse bête et la femme attendant dans la hutte paraissent lointaines à nos yeux modernes, une certaine tendance sexuée dans la consommation de viande semble traverser les âges, faisant peu cas des évolutions sociales. Qu’est-ce qui pourrait donc biaiser les habitudes alimentaires des hommes et des femmes (catégories socialement construites et non données par la nature) ?

L’analyse du présent se faisant notamment au travers de la compréhension du passé, une contextualisation historique s’impose. Si l’on s’intéresse aux sociétés dans lesquelles prévalaient et prévalent une économie de chasse et de cueillette, la division sexuelle du travail oppose un homme-chasseur à une femme-cueilleuse et responsable de rendre le cerf abattu en un tendre steak-frites. Que les lecteurTRICEs prennent garde et résistent cependant à la tentation d’associer cela à un fait de nature où la femme naturellement plus douce préfèrerait déchiqueter le cerf sanglant pour en faire de la charpie comestible plutôt que de l’abattre! Car selon Julie Jarty, sociologue diplômée de l’Université de Toulouse, (et alii : Tristan Fournier, Nathalie Lapeyre, Priscille Touraille), cela résulte d’un fait sociologique, à savoir l’interdiction faite aux femmes d’utiliser les armes ou d’en apprendre le maniement. Les auteurEs précisent cependant que cet argument ne constitue qu’une partie de l’explication. Ils et elles ajoutent l’hypothèse sous-jacente – en reprenant l’analyse de Robert Brightman (anthropologue américain contemporain) – de l’interdit latent qui veut que les femmes ne se procurent pas la viande animale – valorisée sur un plan nutritif comme gustatif – par elles-mêmes; en s’accaparant le contrôle de sa distribution et de sa consommation[1], les hommes préservent ainsi également leur pouvoir. La domination s’exprime donc au travers de la mainmise masculine sur une ressource convoitée par touTEs, devenant un réel enjeu de pouvoir.

 

Et aujourd’hui ?

Formes primitives et archaïques ? Qu’en est-il de l’état actuel des faits? La consommation de viande reste-t-elle un privilège masculin ?

En ce qui concerne les faits, d’après une enquête menée par Geneviève Cazes-Valette[2], doctorante en anthropologie, non seulement plus d’hommes se disent amateurs de viande, mais une proportion plus importante de femmes affirme ne pas en être friande. Par ailleurs, plus de femmes appréciant la viande la préfèrent blanche, et significativement plus d’hommes la préfèrent rouge. Enfin, l’auteure constate que la cuisson est distinguée chez les hommes qui préfèrent les viandes crues, bleues, saignantes par rapport à une préférence marquée chez les femmes pour une viande cuite – voire très cuite[3]. Ces résultats sont corroborés par les statistiques indiquant également une consommation moyenne de viande manifestement plus élevée chez les hommes, que ce soit en France[4], en Suisse[5], en Allemagne[6], au Portugal mais aussi en Inde, en Tanzanie ou au Kenya[7].

Des arguments pertinents permettent de mieux appréhender ces phénomènes. L’un des plus simples est cette fausse-idée encore véhiculée selon laquelle les hommes auraient un besoin plus important en protéines[8], et que la façon la plus directe d’en trouver passe par la consommation de viande (alors que, par exemple, le fromage ou les yoghurt en contiennent en moyenne davantage). La viande semble surtout être une affaire d’homme et il est d’ailleurs perçu comme viril pour un homme d’en consommer[9]. En effet, il existe des sociétés au sein desquelles la transition à l’âge adulte pour les jeunes hommes passe par le meurtre d’animaux (le rite des dauphins aux Îles Féroé par exemple) et les images de la division sexuée opérée dans les sociétés de chasseur-cueilleur reste encore prégnantes dans nos esprits contemporains. Une illustration intéressante est présentée par Rosemary Pringle, professeur de sociologie à l’université Macquarie, (et alii : Susan Callings, Nancy Bolain)[10] : le métier le plus directement lié à la viande, à savoir boucherE, ne semble justement se décliner qu’au masculin dans les imaginaires collectifs où non seulement le maniement des armes par une femme constitue une curiosité négative, mais plus encore la douce présence féminine dans un monde si brutal qu’il devrait être réservé aux hommes. Le terme de « boucher » a d’ailleurs souvent été utilisé pour qualifier des tyrans (à noter que ce mot n’existe pas au féminin !) comme « le Boucher de Bagdad » ou « Weyler the Butcher ».

On comprend ainsi que l’assimilation viande rouge saignante pour les hommes et viande blanche bien cuite pour les femmes s’explique principalement par un fait culturel biaisé par les rôles sociaux assignés aux sexes[11].  En effet, la dimension psychologique qui admet généralement les rôles traditionnels de l’homme dur (le sang étant synonyme de brutalité) et de la femme douce balisent encore aujourd’hui les esprits, et cela se retrouve aussi bien dans la consommation de viande que dans celle d’alcool, autrefois surtout masculine mais qui, en dépit d’une évolution sociale, le demeure[12].

Ainsi, les schémas de division sexuelle – loin de qualifier les sociétés dites « primitives » –  sont également présents dans les sociétés industrialisées. Ils se manifestent sous des formes variées, comme la consommation de nourriture mais aussi l’assignation aux tâches domestiques.

Et parmi les tâches domestiques, Shu-Li Cheng, professeur assistant, (et alii : Alan Warde, Wendy Olsen, Dale Southerton) remarque ainsi que celles relatives à l’alimentation constituent l’une des grandes constantes de la division sexuelle[13]. L’alimentation ne se résumant pas à la dégustation de son steak-frite, mais incluant également les courses, leur rangement, la vaisselle, la planification des menus etc. C’est une activité qui, de par sa large couverture, peut rapidement devenir chronophage (à titre d’exemple, l’activité culinaire représente à elle seule en moyenne 1h12 du temps quotidien des femmes contre 22 minutes pour les hommes[14]).  Si l’article présent s’est concentré sur la consommation carnée, l’idée sous-jacente est au final de montrer à quel point, au travers de pratiques quotidiennes et qui semblent banal, le sexisme s’exprime de manière omniprésente, les clichés exerçant une réelle influence sur les habitudes des catégories construites que sont les hommes et les femmes. Ainsi l’on verra un serveur apporter naturellement un burger à un homme et une salade à une femme, le contraire faisant sourire.

[1] FOURNIER, Tristan [et al.], op.cit.

[2] Responsable du Département des affaires commerciales internationales et du master spécialisé en marketing et  technologie agroalimentaire, Laboratoire CIM (Contemporary Issues in Managment), Groupe ESC Toulouse.

[3] CAZES-VALETTE, Geneviève. Genres et viandes : vers un « troisième sexe » ? In : Sociologie et anthropologie de l’alimentation, juin 2005, 16 pages.

[4] Évolution de la consommation de viande en France. Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, 2012. URL : http://www.credoc.fr/pdf/Sou/Consommation_viande_CCAF2010.pdf (consulté le 13 décembre 2016)

[5] SIEGRIST, Michael. Consommation de viande en Suisse. Proviande, Viande Suisse, 10e Symposium « La viande dans l’alimentation », Centre de congrès BERNEXPO, Berne, 2013

[6] Que mange l’Allemagne ? Deutschland.de, 16 janvier 2013. URL : https://www.deutschland.de/fr/topic/vie-moderne/life-style-arts-culinaires/que-mange-lallemagne (consulté le 13 décembre 2016)

[7] FOURNIER, Tristan [et.al.], op.cit.

[8] CARNEIRO NUNES, Stéphanie. Facile ou difficile d’être un homme végane ? TOPO, 6 décembre 2016. URL : http://topolitique.ch/dev/2016/12/06/facile-ou-difficile-detre-un-homme-vegane/ (consulté le 13 décembre 2016)

[9] CARNEIRO NUNES, Stéphanie, op.cit.

[10] PRINGLE Rosemary, CALLINGS Susan, BOLAIN Nancy. Les femmes en boucherie, quelques tabous culturels. In: Les Cahiers du GRIF, Hors-Sérien°1, 1996. Chair et viande. pp. 15-32. URL : www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1996_hos_1_1_1882 (consulté le 13 décembre 2016)

[11] CAZES-VALETTE, Geneviève, op.cit.

[12] HEBEL Pascale, MATHE Thierry. Comment consomment les hommes et les femmes ? In : Cahiers de recherche, décembre 2013, n°309, 72 pages, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie.

[13] CHENG Shu-Li, WARDE Alan, OLSEN Wendy, SOUTHERTON Dale. Changes in the Practice of Eating : A Comparative Analysis of Time-Use. In : Acta Sociologica, vol.50, n°4, décembre 2007, pp.363-385. URL : http://www.jstor.org/stable/20460016 (consulté le 13 décembre 2016)

[14] SCHREIBER Amandine, PONTHIEUX Sophie. Dans les couples de salariés, la répartition du travail domestique reste inégale. In : Données sociales – La société française, édition 2006, INSEE, pp.43-51. URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1371951?sommaire=1372045 (consulté le 13 décembre 2016)

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