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L’intersectionnalité avec Kimberlé Crenshaw

Photo portrait de Kimberlé Crenshaw

L’intersectionnalité avec Kimberlé Crenshaw

Auteurice Victoria Swan, 4 mars 2021
Illustrateurice

Photo portrait de Kimberlé Crenshaw

Victoria Swan (pseudonyme) se glisse dans la peau d’une  journaliste interviewant Kimberlé Crenshaw, une figure pionnière du féminisme intersectionnel, à l’origine du terme “intersectionnalité”. Cette semi-fiction est basée sur les entrevues et textes de Kimberlé Crenshaw. 

 

Mon carnet à la main, tripotant nerveusement un crayon, j’attends que l’aiguille indique 16h. L’heure de mon interview avec la célèbre Professeure Crenshaw. Je l’imagine rayonnante, féministe et vive, mais lorsqu’elle apparaît dans mon champ de vision, je m’aperçois vite que j’étais loin du compte…elle est plus humaine, plus quotidienne. Un thé à la main, des cernes, elle ressemble à un-e professeur-e d’université à la fin d’un semestre éprouvant. Installée dans son bureau, nous discutons confortablement, tandis que je lui fais connaître l’existence de DécadréE, association féministe suisse. Lorsque je déclenche le magnétophone, celui-ci ne semble pas l’intimider…elle en a vu d’autres. 

Peux-tu me raconter ton parcours ?
J’ai étudié les arts à l’Université de Cornell aux États-Unis avant d’étudier le droit à l’Université d’Harvard et du Wisconsin. Plus tard, je suis devenue professeure à Columbia et je n’en suis jamais partie. C’est là que j’ai commencé à écrire au sujet du féminisme et de l’intersectionnalité…

Sous la main, j’ai le premier article sur l’intersectionnalité que Kimberlé Crenshaw a publié : « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex… ». Littéralement, démarginaliser l’intersection de la race et du sexe. Les premières lignes ne sont autre que le  slogan féministe noir des années 80 : « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses ». 

L’intersectionnalité est un concept qui est beaucoup utilisé aujourd’hui. Si tu devais le définir en quelques mots, qu’est-ce que tu en dirais ?
Lorsque j’ai écrit Demarginalizing the intersection of Race and Sex, j’étais loin de penser que cette théorie aurait un écho international. Aujourd’hui, beaucoup de milieux parlent d’intersectionnalité : les universitaires, les activistes, les journalistes, les politiques…mais il me semble qu’ils ne parlent pas tous de la même chose. Pour moi, l’intersectionnalité c’est tout d’abord une métaphore qui met en avant les obstacles auxquels font face certaines catégories vulnérables et dans le cas de mes premiers articles, les femmes noires. Il s’agit de comprendre comment les structures dominantes rendent certaines intersections d’identités vulnérables à des violences systémiques.

Beaucoup de personnes résument l’intersectionnalité à “vérifier ses privilèges”. Qu’en dis-tu ?
Il me semble que beaucoup pensent que l’intersectionnalité a uniquement pour but de catégoriser les individus et de créer des hiérarchies de victimes. Il ne s’agit pas de ça. Le but de l’intersectionnalité n’est pas de renverser les inégalités, mais plutôt de créer de l’espace pour plus de militantisme et de réparation.

Dans ton article « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics and Violence Against Women of Color », tu présentes le cas des femmes noires et latines victimes de violences.
L’un des exemples phares de ce texte est celui d’une jeune mère hispanique qui cherche un hébergement à New York après avoir été battue par son compagnon. Elle était dans la rue avec un fils adolescent et sans emploi. Elle parlait uniquement espagnol, mais comprenait l’anglais. Ce point est important pour la suite…

Elle s’arrête comme pour marquer ce qui va suivre. Ses yeux sombres s’animent de colère. Après une gorgée de thé, elle poursuit:

J’ai suivi toute la procédure administrative à laquelle elle a participé pour trouver un hébergement temporaire. Après de nombreux démêlés administratifs, il s’est avéré que cette mère n’avait pas pu accéder à un centre d’hébergement pour femmes battues, car, il était impossible pour elle de parler anglais et donc de participer aux groupes hebdomadaires obligatoires.

Comment est-ce-possible? Dis-je, confuse.
Effectivement, d’un point de vue pragmatique, ça n’a aucun sens. Néanmoins, ça illustre très bien la manière dont les institutions d’hébergements ne prennent pas en compte la réalité d’une femme noire ou latine ne parlant pas couramment anglais, en comparaison avec les réalités d’autres victimes généralement blanches. Par ailleurs, beaucoup de ces institutions sont majoritairement gérées par des personnes blanches, ce qui implique « qu’elles ont régulièrement le pouvoir de déterminer si les femmes racisées ou non seront incluses dans les réflexions sur l’hébergement ». C’est là que la nécessité de l’intersectionnalité apparaît et dans ce cas la question de la différence de vécu n’est pas « abstraite ou insignifiante ». Le problème n’est pas simplement que les femmes qui dominent le mouvement contre les violences de genre soient différentes des femmes racisées, mais que celles-ci ont régulièrement le pouvoir de déterminer si les femmes racisées seront incluses ou non dans la problématique, tel que le souhaiterait une politique intersectionnelle.

Je reste silencieuse face à cette explication quelque peu difficile à saisir. La métaphore de Kimberlé me revient à l’esprit. Les femmes noires, ainsi que d’autres populations vulnérables, sont à l’intersection de routes. L’une des routes est celle des hommes noirs et l’autre des femmes blanches ; les femmes noires retrouvent au centre de cette intersection et subissent des violences particulières. Je sors de mes pensées, il me reste une dernière question à poser :

Quel message souhaites-tu transmettre à nos lecteur-ice-s ?
Au vu des violences racistes qui ont cours aujourd’hui, j’aimerai rappeler les nombreuses victimes féminines noires qui ont été tuées par la police, ces dernières années aux États-Unis : Natasha McKenna, Tanisha Anderson, Michelle Cusseaux, Aura Rosser…

Les réponses de Kimberlé Crenshaw sont inspirées de

Crenshaw, K. (1989). Demarginalizing the intersection of race and sex: A black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politicsu. Chi. Legal f., 139.

Crenshaw, K. W. (1994). Mapping the marginsThe public nature of private violence, 93-118.

Coaston, J. (2018). The intersectionality wars. Consulté sur : Intersectionality, explained: meet Kimberlé Crenshaw, who coined the term – Vox

Khaleeli, H. (2016). #SayherName : Why Kimberlé Crenshaw is fighting for forgotten women. Consulté sur : #SayHerName: why Kimberlé Crenshaw is fighting for forgotten women | Women | The Guardian

Women of the World. (2016). Kimberlé Crenshaw on intersectionality. Consulté sur : https://www.youtube.com/watch?v=-DW4HLgYPlA

 

Ressources supplémentaires

Salem, S. (2018). Les racines radicales de l’intersectionnalité. Consulté sur : Les racines radicales de l’intersectionnalité | Lava (lavamedia.be)

Center for Intersectional Justice (Berlin) : Center for Intersectional Justice

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